Evolution de la stratégie nationale d’accès aux soins des personnes en situation de handicap : Interview de Philippe Denormandie
Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, et Sophie Cluzel, Secrétaire d’Etat chargée des Personnes handicapées, prévoient la mise en œuvre dès 2020, à titre expérimental, des conclusions de la mission confiée à Philippe Denormandie pour améliorer l’accès aux soins des personnes en situation de handicap accompagnées par les établissements et services médico-sociaux.
En juin dernier, Agnès Buzyn et Sophie Cluzel ont confié au docteur Philippe Denormandie une mission de concertation pour « ne pas avoir à choisir entre être soigné ou être accompagné lorsqu’on est en situation de handicap ». Ces travaux sont venus compléter ceux précédemment conduits par le docteur Philippe Denormandie, et la directrice du Fonds de financement de la protection complémentaire de la couverture universelle du risque maladie, Marianne Cornu-Pauchet. Leur rapport, remis en juillet 2018, avait mis en évidence la nécessité de revoir le périmètre du panier de soins des établissements et services médico-sociaux pour les personnes handicapées.
La réglementation ne répond plus aux nécessités d’un parcours de vie inclusif des personnes en situation de handicap accompagnées par les établissements médico-sociaux. En pratique, on observe un recours important à l’hôpital pour des soins pouvant d’ordinaire être effectués en ville.
Ce système génère des retards de prise en charge au risque d’aggraver la santé des personnes et d’engendrer des surcoûts pour l’assurance maladie. Il accentue la pression sur l’hôpital et ne favorise pas les réseaux et les organisations de soins de proximité. Leur déploiement est pourtant fondamental pour offrir aux personnes un choix dans leur projet de vie et une proximité dans l’accès aux soins.
Le rapport remis le 2 décembre aux ministres par Philippe Denormandie et Stéphanie Talbot de la direction générale de la cohésion sociale, propose une clarification importante des modalités de financement des soins :
– Le financement de l’assurance maladie de droit commun doit être davantage mobilisé pour permettre une plus forte accessibilité aux soins de ville, pour des parcours plus fluides, plus protecteurs du libre choix des personnes,
– Cette proposition doit conduire à renforcer l’engagement des établissements médico-sociaux pour assurer la coordination de la prévention et des soins, y compris pendant les week-ends et les vacances, et la prise en charge des actes nécessaires à l’autonomie des personnes. Le rapport propose de matérialiser cet engagement à travers un « forfait santé » identifié dans les budgets médico-sociaux, et négocié avec les Agences régionales de santé.
– Une expérimentation sera lancée à compter de juillet 2020, pour une durée de 2 ans, afin d’évaluer les impacts du modèle cible proposé, notamment s’agissant du parcours de santé des personnes. Le projet de loi de financement de la sécurité sociale en cours de discussion devant les Assemblées a été amendé en ce sens.
– Le déploiement de l’expérimentation sera mené sous l’égide d’un comité de pilotage multi-acteurs, qui aura la charge d’assurer le respect des objectifs de la réforme, et d’accompagner les professionnels.
La parole au docteur Philippe Denormandie
Nous avons eu l’opportunité de poser nos questions au docteur Philippe Denormandie à propos des deux rapports qu’il a dirigé sur les problématiques d’accès aux soins. Le premier réalisé sur demande des députés se concentrait sur les difficultés d’accès aux soins de personnes vivant avec un handicap et en exclusion. Il a permis de dégager un certain nombre de pistes, lesquelles, ont inspiré le deuxième rapport évoqué plus haut sur les problématiques de soins dans les établissements médicosociaux.
Dans sa vie professionnelle, le docteur Philippe Denormandie occupe le poste de chirurgien neuro-orthopédique à l’hôpital de Garches, c’est une référence internationale sur le sujet des déformations des personnes qui présentent un handicap neurologique, il a aussi dirigé plusieurs activités transversales dans le domaine du sanitaire et du médicosociale, il est aussi actif dans plusieurs associations et fait parti du Conseil d’administration de la CNSA. Sa grande connaissance et ses compétences dans le domaine du handicap lui valent d’être régulièrement sollicité par le gouvernement pour de missions d’intérêt général.
Quelles furent les bases de votre premier rapport sur l’accès aux soins des personnes en situation de handicap ?
Il y a plus de deux ans, lorsque les députés se sont penchés sur le PLFSS (Plan de Financement de la Sécurité Sociale) ils se sont rendu compte qu’il y avait un véritable problème quant à l’accès à la santé d’un certain nombre de personnes et en particulier celles touchées par le handicap ou l’exclusion. Ce fut très intéressant de faire ce rapport en collaboration avec la directrice du Fonds CMU (Couverture Médicale Universelle) car cela nous a permis de faire un lien permanent entre personnes en situation de précarité et personnes vivant avec un handicap. A ma grande surprise j’ai fait le constat qu’il y a plus de dispositifs de financement et d’organisation autour de la santé pour les personnes dans l’exclusion ou de grande vulnérabilité que pour les personnes en situation de handicap.
Quelle méthodologie avez-vous suivi pour faire votre premier rapport ?
J’ai commencé par revoir tout ce qui existe car ces problèmes d’accès à la santé remontent à de nombreuses années. Il ne fallait surtout pas commencer par refaire le monde, mais plutôt essayer de comprendre pourquoi un certain nombre de rapports précédents sur le sujet sont restés sur l’expérimentation sans aller jusqu’à la mise en application ? Si j’ai accepté la mission, c’est pour appliquer une approche chirurgicale et donc de trouver les leviers sur lesquels il fallait agir et prendre les décisions applicables qui s’imposent. Le deuxième point qui me paraît absolument essentiel pour comprendre pourquoi tout cela restait bloqué était de surtout bien comprendre besoins de personnes. Si l’ont a pas compris les besoins des personnes concernées, le fait d’avoir des réponses simplement techniques ou administratives peut effectivement bloquer le processus. On devient intelligent quand on remet sans cesse au centre l’objectif les personnes et les raisons pour lesquelles on fait ce type de travail. Les besoins, les usages, la vraie vie, c’est autour de cela que nous devons construire nos décisions en se demandant à quoi on veut répondre. L’un de principes clés de l’accès à la santé pour les personnes vivant avec un handicap, c’est d’avoir accès aux mêmes droits que tout citoyen et ce n’est toujours pas le cas aujourd’hui. Avec cette approche c’est assez facile de faire des consensus sur les directions à suivre et les mesure à proposer au gouvernement.
C’est un rapport qui fait bouger considérablement les lignes si l’on prend en compte le fait que l’on repenser le mode de financement de la santé dans les établissements pour le remettre en grande partie dans le droit commun. Nous avons su répondre « à quoi » en le faisant avec toutes les parties prenantes, notamment avec la CNAM qui pour la première fois s’est rendue compte de la réalité qui se cachait derrière certaines de ses données, tels que les besoins en matière de santé et de la sous utilisation du système de santé par les personnes vivant avec un handicap. Et de fait nous avions des pistes d’amélioration opérationnelle. Ce fut notamment l’extension de la CMUC (Couverture maladie Universelle avec Complémentaire).
Qu’est-ce que ce premier rapport a permis de faire évoluer ?
Il a permis un meilleur accès aux droits des personnes vivant avec un handicap et en situation de pauvreté. Nous avons aussi constaté que les personnes vivant avec l’AHH ne pouvaient pas prétendre financièrement à une complémentaire au même titre que les bénéficiaires de la CMU. En effet l’AAH sans être très élevée, l’était trop pour déclencher le dispositif de la CMUC. Nous avons donc étendu le dispositif pour les personnes bénéficiaires de l’AAH et en situation de pauvreté puissent bénéficier d’une complémentaire grâce à un coût extrêmement minimisé.
La Plate-forme d’intervention Départementale pour l’Accès aux Soins et à la Santé (PFIDASS) avait été mise en place pour les personnes en exclusion sociale, elle est destinée à repérer les personnes qui n’utilisent pas le système de santé ou ne consomment pas de prestations de santé parce que leurs droits n’ont pas été ouverts ou parce qu’elles ne savent pas s’orienter. Cette plateforme a été ouverte pour l’accès aux soins des personnes en situation de handicap. L’autre aspect concerne les professionnels que j’ai souhaité accompagner et soutenir plutôt que former car depuis que nous parlons de formation, nous voyons que ça ne marche pas.
Pour cela nous avons décidé d’ouvrir les structures médicosociales aux étudiants en médecine pour que très tôt ces futurs médecins se rendent compte de ce que c’est que le handicap et de vivre avec des personnes handicapées. Il faut créer des liens et apprendre à se comprendre et à se connaître.
Avec Pascal Jacob et la CNSA nous avons fais réaliser des fiches pratiques sur les différents handicaps pour que les médecins et autres professionnels de santé puissent trouver rapidement sur leur téléphone portable les points essentiels au sujet du handicap de son patient et entrer en relation avec lui.
Nous avons en tout élaboré 48 mesures d’accompagnement pour faciliter l’accès aux soins. Nous avons aussi travaillé sur le problème du financement des actes qui demandent plus de temps qualifié de consultations longues ou complexes. C’est déjà une réalité chez les chirurgiens dentistes. Dans les établissements sanitaires le problème se pose de la même manière et une fois de plus nous cherchons un modèle financier qui puisse convenir. Le sujet est sur la table avec les réformes du financement.
Quelles pourraient-êtres les causes collatérales du refus de soins ?
Dans les causes du déficit d’accès aux soins des personnes vivant avec un handicap une chose m’a vraiment frappé et je pense que c’est le plus important pour comprendre. Il y a en effet un sujet sociologique particulier pour comprendre pourquoi les personnes en situation d’exclusion ont un meilleur accès aux soins que les personnes handicapées. Tout d’abord, pour les personnes handicapées le sujet de la santé n’est pas une priorité. Un corps abîmé n’est plus un corps dont on prend soin, il faut alors se poser la question de comment on apprend aux personnes vivant avec un handicap à aimer leur corps. Nos campagnes de prévention n’ont pas d’effets la dessus, il faut s’adresser différemment à ces personnes. Ensuite le monde associatif et médicosocial n’a jamais fait du soin sa priorité pour plein de raisons. Ils se sont battus sur de nombreux fronts mais pas celui-ci. Et troisièmement le personnel du secteur social et médicosocial est en grande partie issu du monde de l’éducation. Le monde de l’éducation a considéré qu’il avait pris en charge des personnes vivant avec un handicap et que le milieu de la santé n’avait pas su s’en occuper. Autre aspect, les tutelles qui n’ont jamais fait non plus de la santé leur priorité dans les CPOM (contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens). Et dernièrement, il faut bien faire le constat qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion car toutes les institutions se renvoient la balle. La grande avancée que nous avons obtenue, c’est que la CNAM (Caisse Nationale d’Assurance Maladie) considère que la santé fait partie de ces sujets, ce qui n’était pas encore le cas il y a seulement deux ans.
Que dire au sujet de votre deuxième rapport sur l’accès aux soins des personnes en situation de handicap dans les établissements ?
Ce qui est fou c’est qu’il n’y a aucune politique de prévention dans les établissements ou alors c’est exceptionnel. Ce n’est pas un sujet, on fait du soin technique, on gère les complications mais on ne fait pas de prévention y compris dans des établissements hospitaliers. Et le problème ne vient pas d’une carence en personnel médical. Nous avons décidé de changer les règles du jeu pour faire de ce sujet un point systémique.
La santé doit faire partie du projet d’établissement, c’est le sujet de toute l’équipe. Jusqu’à présent ce n’était pas porté collectivement et le mode de prise en charge des soins dans les établissements était totalement aberrant car il poussait les équipes à orienter les résidents vers l’hôpital pour des raisons budgétaires alors qu’ils auraient pu être soignés en interne ou par le médecin de ville, cela avait aussi un lourd impact sur la continuité des soins des personnes en vacances ou en weekend. Toutes raisons cumulées le parcours de soins dysfonctionnait complètement.
Aujourd’hui il y va la responsabilité professionnelle des personnels du secteur qui doivent faire les bons choix et mettre en place des indicateurs qui montrent que l’établissement possède une politique de prévention et notamment dans les soins buccodentaires ou gynécologiques, urinaire, cancérologie… Nous changeons de paradigme mais il faut que les personnes handicapées s’intéressent à leur corps pour que cela bouge.
Il nous faut aussi changer la manière de parler du handicap et développer des activités physiques de plaisirs qui permettent de retrouver une estime de soin et aimer son corps. Nous devons arriver à la pensée « Mon corps mérite que j’en prenne soin » mais c’est plus facile à dire qu’à faire.
Nous allons revenir à une médecine très personnalisée et individuelle et la manière dont nous allons transformer l’accès aux soins des personnes en situation de handicap sera un précurseur de la santé pour tous de demain et de notre stratégie nationale de la santé.