Bernard Devert, fondateur du mouvement « Habitat et Humanisme » revient sur l’évolution et la raison d’être de l’habitat partagé et inclusif : « Habiter quelque part, ce n’est pas seulement occuper un logement »
Rencontre avec Bernard Devert, ancien promoteur immobilier devenu prêtre, et fondateur du mouvement Habitat et Humanisme. Il évoque avec nous l’évolution dans le temps du concept d’habitat partagé et inclusif, ainsi que son développement actuel dans le domaine du handicap.
Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis prêtre, depuis bientôt 40 ans, ce qui correspond à peu près à la création de l’association « Habitat et Humanisme » en 1985. Ce mouvement est parti de Lyon et il se déploie maintenant sur l’ensemble du territoire français, ainsi qu’en Belgique et au Luxembourg.
Pouvez-vous nous dire quelques mots sur « Habitat et Humanisme » ?
Aujourd’hui, l’association s’articule autour de trois pôles d’activité :
– Une activité logement à vocation d’insertion, qui comprend l’habitat inclusif, la résidence autonomie, les résidences intergénérationnelles. Au total, 10 000 familles ou foyers sont logés dans nos logements à vocation intergénérationnelle ou en habitat classique.
– Un pôle médico-social où nous avons environ 50 établissements, dédiés aux personnes qui sont confrontées, avec le grand âge, à une situation de dépendance, qu’elle soit psychique ou physique. Nos EPHAD accueillent un peu plus de 3000 personnes.
– Un pôle pour les réfugiés, qui a pris de l’importance au sein du mouvement, puisqu’il accueille actuellement 1200 personnes.
Nous nous sommes donné comme règle de ne jamais accueillir dans des quartiers vulnérables, des personnes en situation de grande fragilité, pour ne pas ajouter de la pauvreté à la pauvreté.
Ces trois pôles se résument à travers notre démarche qui vise au soin et au prendre soin de la personne, avec un travail d’accompagnement de chacun. Et cette approche d’accompagnant-accompagné permet à une société, de manière très modeste, de mieux prendre en compte, cette nécessité de veiller sur l’autre et de travailler vers une hospitalité.
En créant l’association Habitat et Humanisme, vous avez été un précurseur en matière d’habitat partagé et inclusif. Comment vous est venue cette idée d’allier le logement et l’intégration sociale ?
Tout a commencé à l’hôpital. J’avais une société de promotion en immobilier, et dans les années 1980, on m’a demandé de participer à une opération dans le 6e arrondissement de Lyon. Il s’agissait de reconstruire un immeuble vétuste qui faisait l’objet d’un arrêté de péril. Celui-ci était habité par une population très pauvre et nous devions retrouver un logement pour ces habitants. Il y avait parmi eux une personne âgée et en situation de handicap, aujourd’hui décédée depuis bien longtemps. Je lui ai trouvé un logement, avec tout le confort et elle était d’accord pour l’occuper. Mais finalement elle fait une tentative de suicide.
Les voisins m’ont appelé et je suis allé la rencontrer à l’hôpital. Je m’en rappellerai toujours, et pour moi, c’est elle la vraie fondatrice d’Habitat et Humanisme.
Je me vois encore lui dire : « Mais Madame, vous saviez bien… ». Elle m’a répondu : « Oui, je savais bien. Vous alliez me loger, pour cela je n’avais pas de souci. Mais il y a une chose que vous ne vouliez pas savoir, c’est que vivre, ce n’est pas seulement avoir du confort. C’est avoir des relations. Sans relations on ne peut pas vivre ». Cette femme était une vraie philosophe, elle reprenait les mots de Gaston Bachelard ! Elle a ajouté : « Et vous, avec votre fric, vous pouvez déplacer les gens ! ». Elle ne se doutait pas que je n’avais pas tant d’argent que ça, mais naturellement, par rapport à elle, j’avais bien plus. Pour moi, ça a été un coup de poignard.
C’est à ce moment-là que vous avez eu un déclic…
En effet. J’avais déjà commencé à réfléchir à un projet autour de la mixité et de la diversité. J’habitais le quartier d’Ainay, mais je n’étais pas de ce milieu social et j’avais vu combien il y avait déjà des différences. Sans amertume… mais je n’étais jamais allé à des rallyes mondains par exemple. Cela m’avait interpellé sur la manière dont on pouvait parvenir à créer des liens avec les autres, entre classes sociales différentes, et ne pas rester enfermé chez soi. Ça me travaillait.
Et là ça a été l’élément déclencheur. Je suis sorti de l’hôpital en me disant : « C’est elle qui a raison, il faut que j’aille plus loin sur la question de la diversité sociale ». Et je voyais bien que je ne pourrais pas le faire à travers une entreprise classique. J’ai gardé cette intuition que l’économie pouvait être un vecteur de solidarité, de ne pas considérer l’argent comme étant le diable, de faire en sorte de le mettre au service des autres… et qu’il soit le serviteur, pas notre maître.
C’est cette conviction qui m’a conduit à la création d’Habitat et Humanisme. C’est alors que j’ai vendu mon entreprise de promotion. Cela m’a permis d’avoir de l’argent, et cet argent je l’ai mis dans la création d’Habitat et Humanisme. Tout est donc parti de l’hôpital. Finalement, j’avais créé un certain mal, en n’ayant pas eu cette finesse du cœur de penser plus loin… et cet événement a vraiment été fondateur. Cette dame m’a dit : « Je n’ai pas eu d’enfants, j’ai perdu mon mari, j’ai quelques personnes dans ce quartier qui va devenir un quartier de riches… Si vous me mettez loin, c’est fini pour moi ».
Quelles ont été les étapes suivantes ?
Mon objectif était de faire en sorte que la ville puisse être le lieu de l’accueil de tous, que ce soit une sorte d’agora, et pas seulement des quartiers appelés « banlieues », mot dont l’étymologie renvoie au lieu du gang.
En matière d’habitat, la mixité passe bien sûr par les classes sociales. On entend parfois qu’il a des « quartiers perdus pour la République ». Mais c’est grave car on parle aussi des femmes et des hommes qui y vivent… J’ai donc travaillé sur cette question de mixité des classes sociales mais aussi sur les liens entre les personnes âgées et le reste de la population. Nos aînés, paradoxalement, peuvent être ceux qui vont faire progresser cette société. D’ailleurs j’aime bien cet adage : « Si jeunesse savait, et si vieillesse pouvait ». Ces personnes âgées ont des racines dans la vie, et la jeunesse peut avoir un élan, alors il ne faut pas les opposer.
Pouvez-vous nous parler des premiers logements créés par Habitat et Humanisme ?
La première création d’Habitat et Humanisme se trouve à la Cour des Voraces, dans le 1er arrondissement de Lyon. C’est un immeuble que l’on a créé avec une SCI qui s’appelait 1515.
Nous n’avons pas gagné la guerre mais livré une bataille ! (Rires) Cette première expérience d’habitat partagé et inclusif comptait 25 logements et a été conduite avec des personnes qui étaient en difficultés sociales et qui avaient été identifiées par des associations, mairies, CCAS, le secours catholique, le secours populaire… Cela a bien fonctionné et nous avons décidé de continuer, puis différentes structures ont ouvert peu à peu dans toute la France.
En parallèle, mon ministère m’a conduit pendant 14 ans à être au Centre Léon Bérard, à Lyon, en tant qu’aumônier. Cela m’a amené à rencontrer des personnes en situation de grande difficulté. J’allais à l’hôpital le soir, lorsque les angoisses de la nuit arrivaient pour les patients. J’ai alors vécu des années extraordinaires sur le plan humain, avec les soignants de l’hôpital et les résidents.
C’est aussi de cette façon qu’Habitat et Humanisme est intervenu dans le médico-social, suite à ma rencontre avec Hervé, patient qui, pendant 4 ans, venait trois jours par mois à l’hôpital Léon Bérard, pour faire sa chimio. Un jour, son cancer a flambé, les médecins l’ont envoyé au service de soins palliatifs de Chamonix. Sa femme a fait un burn-out qui l’a contrainte à l’hospitalisation. Son mari, Hervé, m’a téléphoné et m’a dit : « Je vais mourir tout seul ». J’en ai parlé à un médecin qui m’a répondu : « Notre ennemi, face au cancer, c’est le temps, on a perdu la partie. Mais en libérant cette chambre on donne une chance à un autre ». Il m’a alors suggéré de construire, près de l’hôpital, un établissement dédié à l’hospitalité. Ainsi, s’est créée, il y a 21 ans, la Maison de l’Hospitalité de Béthanie, qui accueille des patients du Centre Léon Bérard, pour le temps de l’hospitalisation à domicile qu’ils ne pourraient pas faire chez eux car ils sont seuls, et qu’on ne fait pas une chimio quand on est seul.
Ce sont toutes ces personnes et le partage des difficultés qui ont construit les activités d’Habitat et Humanisme au fil des rencontres.
Habitat et Humanisme a également pris part à la mise en place d’une résidence mixte au sein du campus de l’Université catholique de Lyon…
Effectivement. Nous avons participé à une opération très intéressante après que le recteur de l’Université catholique de Lyon m’ait sollicité : il m’a proposé de prendre part avec lui à une candidature pour réinvestir les locaux de la prison Saint-Paul en en créant un campus. J’ai décliné, expliquant que le Crous saurait mieux le faire que nous. Et finalement, il est revenu m’interpeller avec les médecins de l’hôpital St-Luc St-Joseph, situé à côté, et notamment Georges Képénékian – urologue qui a également été maire de Lyon par intérim : « On pourrait faire quelque chose avec les étudiants. De notre côté, nous avons des personnes qui sortent du service d’urgence et qui retournent sur des trottoirs… Si on demandait aux étudiants de prendre soin de ces personnes ? ». Ce qui était une utopie est alors devenu une utopie réaliste. Nous avons avancé ensemble : les médecins d’un côté, les services sociaux de l’autre, les universitaires, les jeunes… Cela fait maintenant quatre ans que cette nouvelle opération d’habitat partagée et inclusif est réalisée et l’histoire de Martine illustre très bien sa réussite.
Racontez-nous…
Martine a vécu 15 ans dans la rue, et en 2016, elle a quitté le service d’urgence de l’hôpital St-Luc/St-Joseph (après de multiples passages), pour être accueillie à l’Espace Emmanuel Mounier, donc sur cet ancien site des prisons de Lyon, devenu un campus universitaire de plus de 10 000 étudiants.
Habitat et Humanisme y a construit 140 logements, dont 30 sont destinés à la mise en œuvre d’une alternative à l’HAD (services d’hospitalisation à domicile). Lorsque Martine est arrivée, il y avait quelqu’un pour l’accueillir : Eléonore, étudiante en psychologie, résidant sur le site universitaire. La vie a souri à Eléonore depuis son enfance. Que de différences entre ces deux êtres qui pourtant ne se sont pas seulement croisés, mais rencontrés.
Martine aura alors ces mots qui font chaud au cœur : « Pour la première fois de ma vie, on s’est intéressé à moi, parce que j’étais moi ». Eléonore l’aide à préparer ses repas, l’invite dans son studio pour partager des déjeuners, lui fait entrevoir de nouvelles perspectives de vie. Martine ne va pas seulement guérir dans cet espace d’humanité, elle va naître à une relation nouvelle qui la fait exister autrement.
Par ailleurs, les étudiants m’ont écrit que, sur ce campus, « ils participent à une grande école d’humanité, et que leurs professeurs sont les personnes qu’ils accueillent ». C’est une manière de soigner le tissu social. Notre société a besoin de soignants au sens large du terme.
La résidence Le Petit Prince, à Lyon-Bellecour, un lieu de vie intergénérationnel pour les étudiants, les jeunes actifs, les personnes en situation de handicap, les familles et les seniors.
En 1985, l’habitat partagé était un concept tout nouveau pour favoriser la mixité sociale. Comment, vous qui étiez là « depuis le début », avez-vous perçu cette évolution au fil du temps ?
En matière d’habitat partagé et inclusif, nous avons progressivement saisi la clef : comment le fragile devient un vecteur d’humanité. En 1985, c’était à inventer, et on était encore dans une logique de puissance. On parlait peu des fragiles, qui n’avaient pas bonne presse. Alors qu’intellectuellement et spirituellement, le fait que notre société s’ouvre à la dimension du fragile entraîne des relations nouvelles et créatrices d’humanité. Je pense donc qu’il y a là un changement positif. L’approche du handicap, de la fragilité, de la vulnérabilité, est aussi celle autour de laquelle s’éveille l’approche d’une plus grande générosité. Les inégalités sont malheureusement galopantes, la société et ses institutions sont contestées. La question qui se pose c’est comment peut-on, dans ce climat de contestation, faire participer les gens à l’amélioration de cette société, pour qu’ils se sentent de nouveau y appartenir. De même, la crise sanitaire a mis certains points en évidence, sur la solitude et la nécessité d’avoir des relations humaines. L’acte d’habiter, ce n’est pas seulement occuper un logement, ce n’est pas seulement économique. Cette réflexion a entraîné une autre approche : la question du sens à la vie. Le fait de participer à quelque chose.
Imaginiez-vous au départ que ce concept rencontrerait autant de succès ?
Pas vraiment, mais nous sentions qu’il y avait déjà une certaine attente au niveau des modes d’habitat et de la mixité. Cela va se développer encore. Le vieillissement de la population continue et l’attente des personnes n’est pas d’aller vivre dans des EHPAD, qui s’hospitalisent. D’où l’intérêt de cette approche du bien-vieillir chez soi, sans que ce soit forcément un établissement… même si dans certains cas ce n’est pas possible de faire autrement.
Nous allons d’ailleurs construire prochainement un EHPAD à Moulins, et il y aura au sein de celui-ci un espace dédié aux logements de personnes plus jeunes. Il y aura au total 77 lits d’EHPAD et 10 logements ouverts à tous.
Que pensez-vous de l’application du concept d’habitat partagé – et maintenant inclusif – au secteur du handicap ?
Le champ du handicap y trouve toute sa place, car là aussi, il y a souvent une fragilité et un risque d’isolement. La démarche d’Habitat et Humanisme consiste précisément à ne pas laisser une personne au bord du chemin. Tout le monde a droit à un toit et nous devons faire en sorte que ce toit ne soit pas seulement la réponse à un droit, mais qu’il devienne un lieu d’hospitalité, ce lieu où la vie est là. Quand la vie est confrontée à ces handicaps, qui sont pluriels, au lieu de les nier, nous devons les prendre à bras le corps, ce qui peut aussi donner des réponses intéressantes.
L’image de l’hôpital, au départ avec un grand H, revient. On part de l’hôpital et on y revient par le biais du handicap et du prendre soin.
L’association Habitat et Humanisme a-t-elle déjà pris part au dispositif d’habitat inclusif et d’Aide à la Vie Partagée ?
Tout à fait. Initialement développées sous la forme d’un « forfait habitat inclusif », 14 résidences intergénérationnelles d’Habitat et Humanisme ont déjà bénéficié de dispositifs de ce type depuis deux ans.
Pensez-vous que l’accompagnement des personnes en situation de handicap en matière de logement pourrait devenir un nouvel axe pour Habitat et Humanisme ?
Oui, l’habitat partagé et inclusif au regard du handicap peut tout à fait devenir un nouveau pilier. En ce sens, nous sommes en train de développer des services de soins à domicile, en partenariat avec une association qui rejoint Habitat Humanisme. Nous voulons notamment développer une alternative à l’EHPAD, en recherchant par exemple, des solutions d’habitat accompagné, en termes de soins, mais aussi de lien social.
Plusieurs de nos résidences intergénérationnelles accueillent déjà des personnes âgées et des personnes handicapées. Mais le projet de vie sociale et partagée de ces habitats intègre les deux populations. Dans notre résidence Fabrice Cayol, à Nice, par exemple, un locataire en situation de handicap accompagne ainsi plusieurs personnes âgées légèrement dépendantes.
Plus d’informations sur : https://www.habitat-humanisme.org/