Portrait d’ Anne-Sarah Kertudo, juriste sourde et aveugle.
Par Caroline Lhomme. Anne-Sarah Kertudo est juriste. Deux grands yeux clairs et bleus derrière une belle épaisseur de cheveux roux, une voix pétillante et enjouée, telle est Anne-Sarah Kertudo.
Anne-Sarah Kertudo devient sourde à l’âge de 14 ans. Malvoyante depuis toujours, elle perd la vue en 2014. Elle est appareillée, mène une vie « normale » et se bat pour une justice accessible à tous.
Devenue malentendante à l’adolescence, son entrée dans le monde des sourds l’a décidée à devenir juriste à leur service. Depuis 2014, Anne-Sarah Kertudo a aussi perdu la vue. Elle en est convaincue : changer le regard sur le handicap lèvera la peine de ceux qui le vivent et enrichira la vie relationnelle de tous. Anne-Sarah Kertudo a longtemps caché ses handicaps. Depuis l’enfance, elle voyait mal, entendait mal, mais elle ne voulait pas que cela se sache, pour être comme les autres. Elle a toutefois réussi à faire des études de droit, non sans difficultés.
Une enfance bien entourée
Durant son enfance, elle est très bien accompagnée et oublie ses incapacités grâce au tendre regard de sa famille. Chez eux, le mot « handicap » n’a jamais été prononcé. Son frère a la même difficulté qu’elle. Ses parents ne voient pas leurs enfants comme différents. Les gens du village non plus. La question se pose à son arrivée à Paris. Là, elle est confrontée aux moqueries de ses camarades de collège et à un rejet violent de la part des professeurs et de la direction. « J’en ai souffert jusqu’à ce que je comprenne que le problème n’était pas en moi, mais dans ce regard ».
Sa vie s’est jouée là. La jeune femme est très armée, mais se demande comment s’en sort quelqu’un qui l’est moins et qui vit une situation analogue. Révoltée, elle s’oriente vers le conseil juridique en langue des signes.
Juriste malgré les obstacles
Elle a voulu être avocate et a passé trois fois le concours, trois fois elle l’a raté. Pourtant elle avait de bons résultats à la faculté. Mathieu, avec qui elle avait fait ses études, a trouvé cet échec étrange. Il a demandé à consulter ses copies, elles s’étaient perdues. Il a engagé une procédure, ça a été son premier procès. Au bout de quatre ans, les copies ont ressurgi. Marquées d’un grand H (comme handicap), elles n’avaient même pas été corrigées. Pendant 10 ans, la jeune femme fait du conseil juridique en Langues des Signes. Elle a écrit l’histoire de cette première permanence dans le livre « Est-ce qu’on entend la mer à Paris ? » (L’Harmattan, 2010).
En 2013, elle perd la vue
Tout a changé : la LSF ne lui étant plus accessible, elle change de métier. Ses relations se modifient : plus encore qu’avant, elle a besoin des autres, de voir le monde à travers eux. Dominique Monin, libraire de la librairie « Les Nouveautés » a remarqué son livre. Ils organisent ensemble à sa parution une lecture bilingue français/LSF. Anne-Sarah lui propose un projet de résidence qui se déclinerait en un cycle de « lectures singulières ». Il accueille ce projet avec enthousiasme, et avec le soutien de la région Île-de-France, ils lancent « Les Lectures Singulières », des lectures en LSF, des lectures dans le noir, des lectures chuchotées… Autant de façons de découvrir les mots autrement, par le corps, par la sensualité.
Anne Sarah Kertudo reste proche des autres grâce au contact physique. « Le plaisir du toucher transforme la relation. Elle devient plus intime ». Les autres voient pour moi et c’est très drôle. Ce qu’ils regardent me raconte leur vision du monde. La jeune femme vit avec son compagnon Loïc et leurs enfant Loup et Colombe dans une maison à Montreuil. « J’ai la chance, rare, d’être très bien entourée » se réjouit-elle. Anne Sarah écrit un premier livre, réalise documentaire. Elle n’accepte pas de perdre la vue, s’adapte. « Ma colère sera toujours là, mieux vaut en faire un moteur ».
Elle croit que le rôle de la société est de lever la barrière de l’empêchement. Le handicap n’est pas merveilleux, mais tout ce qu’elle fait est lié à lui, le conseil juridique en LSF, les formations auprès des professionnels, son action militante, ses livres et films. Le handicap la force à travailler sans cesse, à se montrer exigeante avec elle-même.
Elle est l’héroïne du film de son ami Mathieu Simonet – éAnne-Sarah K.é –, qui l’accompagne pendant trois ans tandis qu’elle perd progressivement la vue. La jeune femme a accepté parce que c’était Mathieu Simonet, son ami d’enfance. Il lui a fait cette proposition au moment où elle venait d’apprendre qu’elle allait perdre la vue. « Devant moi, un gouffre s’ouvrait. Ce tournage a tout transformé. La traversée est devenue une aventure. ». Mathieu ne la lâche pas, elle s’amuse, presque…
Hyperactive, elle ouvre les portes de la Justice
En plus de la permanence juridique en langue des signes, Anne-Sarah Kertudo dirige l’association Droit Pluriel qui sensibilise les professionnels de la justice au handicap. Elle intervient également pour des formations en entreprises, collectivités territoriales ou associations. En janvier 2015 elle ouvre un Diplôme Universitaire « Le handicap dans l’accès au droit » à l’Université Catholique de Lyon. Cette formation va préparer les juristes à l’accueil du public handicapé.En parallèle, elle écrit, réalise des documentaires (Justice pour tous, France 5, 2016) et organise des événements culturels et artistiques (Le procès dans le noir, 2010 / Lectures érotiques en LSF, 2013).
Caroline Lhomme