Il ne suffit pas de s’engager à s’engager : une réflexion de Charles Gardou
Charles Gardou, Anthropologue, professeur à l’Université Lumière Lyon 2 et chargé d’enseignement à l’Institut de Sciences Politiques à Paris nous fait part de son regard sur les promesses électorales.
« Les idées ne sont pas faites pour être pensées, mais pour être vécues » : ces paroles d’André Malraux prennent une résonance toute particulière en cette période électorale. Pour Charles Gardou, plus que jamais peut-être, il est besoin de rappeler aux postulants à la plus haute responsabilité politique que les questions essentielles de notre vie commune ne sont pas destinées à nourrir des discours convenus mais à recevoir des réponses effectives.
Par Charles Gardou. L’égale reconnaissance de chacun dans la Cité, et singulièrement celle des personnes en situation de handicap, fait partie de ces questions cruciales. Or, nombre de manquements proviennent, en ce domaine, d’un conflit entre l’intention, le discours et l’action : on ne dit pas clairement ce qui est visé et l’on ne fait pas ce qui est annoncé. On pose des règles sans y croire réellement, on en prescrit l’application en les laissant trop volontiers lettre morte.
Les candidats à la fonction suprême mesurent-ils pleinement l’ampleur des dommages liés à la fausse monnaie de promesses, souvent plus trompeuses que vertueuses ? Il ne suffit pas de s’engager à s’engager. Les atteintes à certains droits fondamentaux, fondées sur le handicap, les empêchements à participer à la vie politique, économique, sociale et culturelle ne reculent pas à coups de formules généreuses.
Que l’on réalise ce que l’on affirme, ou mieux encore qu’on le fasse sans le clamer : voilà ce qu’attendent aujourd’hui les personnes qui vivent le handicap au quotidien.
Les lois ne sont pas des rites incantatoires. Il y a 12 ans déjà, notre pays a adopté, la loi pour l’égalité de leurs droits et de leurs chances, leur participation et leur citoyenneté ; dès 2007, elle a signé la Convention des Nations-Unies également relative à leurs droits fondamentaux et, 3 ans plus tard, l’a ratifiée, avec son protocole facultatif. L’optique inclusive, comme nouveau cadre de pensée sociale, infiltre l’ensemble de ces textes nationaux et internationaux qui, tous, appuient l’évolution que notre pays tout entier est mis au défi d’effectuer.
En cohérence avec ces engagements, que mettre résolument en œuvre pour susciter et accompagner notre cheminement commun vers une société inclusive -ou, a minima, moins exclusive? Je m’en tiendrai ici à ce qui constitue à la fois les fondements et la condition sine qua non des changements culturels requis. Car il s’agit bien d’une affaire de culture.
L’un de ces fondements est l’éducation. Politique, par essence, elle marche de pair avec le déploiement de la pensée et l’évolution de la société. Je parle d’une éducation inscrite sur un continuum de la petite enfance à l’âge adulte : accompagnement au sein de la famille, établissements ou services d’accueil collectif de jeunes enfants, école, collège, lycée, enseignement supérieur. En atteignant très tôt un enfant par son intelligence et par l’expérience du côtoiement de ceux qu’il juge de prime abord étranges, on prévient les dérèglements de ses représentations, de ses comportements et, plus tard, de ses pratiques. L’autonomie de pensée et d’action que, dès le plus jeune âge, il acquiert par son éducation le préserve des préjugés sur le handicap. Elle l’élève en humanité, pour en faire un acteur de l’histoire collective. Elle l’amène à prendre conscience de ce que signifie « faire société ». Sans cet étayage, il risque de demeurer dans une acceptation passive de la mise à l’écart de ceux qui lui apparaissent « différents ». Devenu adulte, il les imaginera voués à des lieux réservés, à des territoires séparés, hors de la vie commune.
Comment espérer transformer les mentalités des adultes face au handicap si, enfants, leur éducation les a tenus éloignés de cette réalité humaine, la rendant étrangère à leurs yeux ?
Cela exige des acteurs sociaux conscients de cette première nécessité. L’autre fondement, celui de la formation des professionnels, en découle. Il faut entendre les professionnels de tout secteur, bien au-delà des seuls métiers de l’éducation et du handicap, tel l’enseignement spécialisé ou le travail social. J’ai regretté, en son temps, qu’une obligation formative ne figure pas dans la loi du 11 février 2005. Croire pouvoir s’en passer est une erreur lourde de conséquences. Nul domaine professionnel ne devrait y faire exception : pas davantage le soin, la justice, le tourisme et les loisirs, le cadre bâti, l’aménagement et l’urbanisme, les transports, l’entreprise que les médias et le monde politique (quelles sont, en la matière, les connaissances de nos responsables politiques ?) En tout secteur, les réponses à apporter au handicap sollicitent des savoirs et des compétences avérées. La formation, initiale et continue, constitue l’outil de cohérence d’une politique d’adaptation de la société, la pierre angulaire d’une culture inclusive. Elle catalyse, donne un élan novateur et modifie en profondeur les cultures professionnelles, frappées du sceau de la diversité des besoins et des projets. En mettant au jour les points faibles des pratiques devenues habituelles, elle représente, pour tous, une force foncièrement progressiste. Elle permet de situer cette question où elle doit être : dans le quotidien professionnel.
De manière générale, on s’en tient encore à des actions de sensibilisation, d’information et à des dispositifs de formation continue, soumis le plus souvent aux aléas budgétaires et à la bonne volonté des éventuels participants.
Comment imaginer agir sur la culture en général, sans agir sur les subcultures professionnelles en particulier, en leur offrant une formation, tant initiale que continue ? Peut-on penser qu’elles s’ouvrent à cette problématique, sans les doter des moyens nécessaires ?
A ce propos, il convient de souligner que la fécondité de la formation est fonction du développement de la recherche en sciences humaines et sociales, non de la seule recherche médicale. D’où la nécessité d’un réel investissement des Universités, des organismes ou centres de recherche, en termes de production et de diffusion de savoirs. Nourrir l’éducation, la formation par de nouveaux savoirs suppose d’octroyer une place significative à la problématique du handicap dans le champ scientifique. Les universitaires, qui constituent une sorte d’autorité indépendante reposant sur ce que l’on appelle les libertés académiques, ont à exercer ici un magistère intellectuel.
Faute d’actionner, avec volontarisme, ces deux leviers fondamentaux, se perpétueront sous les couleurs du futur les contradictions que l’on déplore aujourd’hui. Les esprits demeureront impréparés à appréhender le sens et la portée de questions de premier plan, parmi lesquelles l’accessibilité universelle (quelle est la formation de ceux qui conçoivent une Cité ouverte à tous et pour tout?) ; la perméabilisation des lieux d’activité professionnelle et la diversification des possibilités offertes (que propose-t-on aux futurs chefs d’entreprise, aux directeurs des ressources humaines, etc ?) ; l’implication effective des médias (quelle formation les journalistes reçoivent-ils ?) ; la prise en compte du pouvoir d’agir des personnes en situation de handicap (comment prépare-t-on nos concitoyens à reconnaître leur expertise ?) ; etc.
Pour conclure, que pouvons-nous espérer ? Il y a une chose que nous ne pouvons pas espérer, c’est de réussir à construire une société inclusive, sans accompagner cette évolution par une action de fond éducative et formative. Les citoyens, qui donneront mandat au futur président de la République d’œuvrer en leur nom, attendent de lui qu’il s’engage pour de bon, pour reprendre les mots de Vladimir Jankélévitch, et qu’il agisse en conséquence.
Charles Gardou