Pour Thales, l’esprit de la loi de 1987, c’est d’abord le recrutement
Gérard Lefranc, responsable de la mission handicap de Thales, nous livre sa réflexion sur la situation de l’emploi des personnes handicapées au regard de trente années d’évolution de la loi de 1987, en passant par la réforme majeure de 2005, et nous interroge sur la nécessité d’un nouveau modèle véritablement axé sur l’embauche.
Quelle est l’origine de cette loi ?
Avec un recul de 30 ans, il apparait que la loi de 1987 a permis, dans un premier temps, de réunir, rassembler, réorganiser divers dispositifs législatifs épars qui avaient un lien avec la situation de nos concitoyens handicapés. Si l’on remonte à l’origine de l’emploi des personnes handicapées, cela nous ramène au lendemain de la guerre de 14-18 avec le reclassement des victimes de guerre. Par contre la notion de travailleur handicapé n’apparait qu’avec la loi de 57. Apparaît à cette époque aussi la reconnaissance du handicap et l’orientation vers le monde du travail ordinaire ou protégé. Ce dernier ne commencera à s’organiser qu’à partir de la loi de 1975, au moment où le législateur a commencé à organiser le monde du travail protégé. En 87, le législateur était face à une nécessité : simplifier, réorganiser et rendre opérant. Cette loi a posé des bases importantes dont l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés à hauteur d’un pourcentage de leur effectif. La loi donne toutefois aux entreprises qui n’ont pas atteint ce taux de 6%, la possibilité de payer de manière alternative une contribution à l’Agefiph en fonction de nombre de personnes handicapées manquantes et de la lourdeur du handicap. C’est à ce moment qu’avait été introduite la notion des unités bénéficiaires qui a vécu telle quelle jusqu’en 2005 et perdure encore en partie. La loi de 87 c’est aussi la première fois qu’un contrôle est mis en place et que les entreprises doivent déclarer à l’administration du travail leur situation au regard de l’emploi des personnes handicapées avec la DOETH. C’est aussi la création de l’Agefiph : l’organisme paritaire collecteur de contributions des entreprises. Ces fonds collectés ayant pour objectif d’aider les entreprises à recruter des personnes handicapées via des actions d’accompagnement de politique d’emploi. À l’époque, cette loi répondait parfaitement aux besoins des personnes handicapées et des entreprises. Il faut se souvenir qu’on orientait très facilement les personnes handicapées vers le milieu protégé et que ces dernières avaient en grande majorité un niveau de formation très bas. Nous étions encore dans des notions d’invalidité et donc d’inadaptation au travail, qui ont heureusement disparu depuis. Ainsi la loi avait instauré la notion d’ECAP (Emplois à Conditions d’Aptitudes Particulières), qui avaient pour fonction de retirer de l’assiette d’assujettissement certains emplois. Elle reconnaissait de fait que le handicap était incompatible avec certains emplois. La loi de 87 réaffirme aussi l’obligation d’emploi pour les trois fonctions publiques toutefois sans obligation de déclaration et de paiement de contribution.
La loi a-t-elle été intégrée par les grandes entreprises comme une contrainte supplémentaire ou comme une opportunité d’évolution ?
Nous étions en 1987 dans une situation économique très différente mais les entreprises ont, tout d’abord, vécu la mise en place de la contribution financière comme une contrainte ! C’est, en partie, pour cela qu’elles ont souhaité participer à la gestion du fond pour gérer cette somme qui d’après elles leur appartenaient. Un certain nombre d’entreprises le pensent encore aujourd’hui, mais 30 ans après, nous pouvons constater qu’il s’agit de financement pour le développement de l’emploi des personnes handicapées. Heureusement un certain nombre d’entreprises ont considéré la loi de 87 comme un élément du dialogue social et sont entrées dans une logique d’accords. Ce fut le cas pour Thales et c’est ce travail, pas à pas, dans la durée qui permet à Thales d’avoir en 2017 un taux d’emploi global supérieur à 6%.
A-t-elle atteint ses objectifs, à la fois sur le papier et dans l’évolution des mentalités des entreprises ?
Quand on regarde les chiffres en 2017, clairement le compte n’y est pas. La situation d’aujourd’hui, malgré la succession de lois, de dispositifs portés par les pouvoirs publiques et l’Agefiph sur l’alternance, la réinsertion professionnelle… qu’ils soient régionaux ou nationaux, n’est pas satisfaisante. On a perdu de vue l’obligation « d’embauche » car dans la grande majorité des entreprises l’augmentation du taux d’emploi est dû a des reconnaissances internes. Les salariés en situation de handicap, sont incités à déposer un dossier pour obtenir une RQTH afin de bénéficier d’adaptation souvent mineure de leur poste de travail, adaptation dont ils auraient de toute manière bénéficié par ailleurs. Cela reste une utilisation conforme de la loi mais nous avons oublié l’objectif premier qui est de recruter des personnes handicapées. La loi est d’abord faite pour satisfaire à une obligation : l’insertion professionnelle des personnes handicapées qui n’ont pas d’emploi. Il faut revenir à une solidarité nationale autour de cet objectif. Le taux de chômage des personnes handicapées est de 21%, soit plus du double de la population ordinaire. Le taux d’emploi de la fonction publique est de 5.17% contre 3.3 % pour le secteur privé. Cette situation traduit le nombre de personnes en emploi mais pas une augmentation des embauches. Les objectifs de recrutement fléchés dans les accords sont étonnamment bas au regard des flux d’embauches de ces entreprises et de la population générale. Or ces entreprises voient leur taux monter grâce au maintien dans l’emploi. Ce qui manque c’est un indicateur « d’obligation » du nombre d’embauches. Si je prends un exemple qui fonctionne correctement, celui de l’alternance : beaucoup de jeunes handicapés sont formés, mais à l’issue de leur formation ils n’ont, pour la plupart, pas d’emploi dans l’entreprise. Cela nous montre que le recrutement n’est pas « actionné » comme cela devrait l’être. Mais c’est une erreur de penser qu’il suffit de reporter cette carence sur les PME en affirmant que le gisement des emplois se trouve nécessairement dans les PME ou PMI, pour qui le recrutement de personnes handicapées est bien plus compliqué. Si nous allons plus loin dans le constat, le taux d’activité des personnes handicapées n’est que de 45%, un demandeur d’emploi handicapé sur deux a plus de 50 ans, soit le double de la population ordinaire. Seul 26% des demandeurs d’emploi handicapés ont le bac contre 45% pour la population ordinaire, parmi les personnes handicapées en emploi 30% travaillent à temps partiel et la durée du chômage deux fois plus longue que pour la population ordinaire. Le constat est clair !
Est-elle toujours adaptée au contexte de l’économie et du management des grandes entreprises actuelles ?
Cela fait 30 ans et la loi de 2005, a porté ses effets, elle n’a rien cassé dans les grands principes d’obligation et a renforcé le montant de la contribution en mettant fin aux catégories A, B et C, tout en réduisant considérablement le champ de la notion d’ECAP, ce qui a eu pour effet d’élargir l’assiette d’assujettissement. La loi de 2005 a aussi posé le principe de l’égalité des droits et des chances et la participation à la citoyenneté des personnes handicapées. Elle a aussi donné une définition du handicap qui n’existait pas jusqu’alors. La loi de 2005 affirme qu’une personne handicapée est avant tout une personne à part entière et non une « unité bénéficiaire ». Toutefois, il fut difficile de renoncer complétement à cette notion d’UB qui perdure dans différents cas.
La loi de 2005 a aussi instauré une contribution de 1500 fois le smic horaire pour les entreprises à taux zéro ou n’ayant mené aucune action de recrutement ou recours en faveur du secteur protégé. Partant d’une intention louable cela a donné lieu à certaines dérives. Il suffisait d’acheter une « bricole » au secteur protégé et adapté pour se dégager de la sanction prévue. C’est de mon point de vue une erreur. Malgré tout cela a eu pour effet positif de renouer les liens avec le STPA et d’aider certaines entreprises à mieux travailler avec ce secteur. La loi de 2005 a donné l’opportunité au STPA de se restructurer. Je me souviens de la naissance du GESAT ici à la Défense où Thales avec d’autres entreprises et la Direccte du 92 ont commencé à travailler sur une réorganisation en vu de répondre aux besoins des entreprises du STPA. La loi de 2005 a véritablement intégré le principe de l’obligation d’emploi des personnes handicapées comme une manifestation de nos principes républicains d’égalité et de solidarité. Autre point important : ce fut la création du FIPHFP et les trois fonctions publiques ont été assujetties au versement d’une contribution, au même titre que le privé, en cas de non-respect des 6%.
Quelle furent ses grandes évolutions et comment pourrait-elle évoluer encore ?
La loi Macron, qui n’est pas spécifique au handicap, a introduit trois éléments importants qui sont révélateurs de l’évolution de la société, même si elle reste encore du chemin à faire. La première, c’est la reconnaissance – au titre de la sous-traitance au secteur protégé et adapté – de la possibilité de contracter avec des travailleurs indépendants handicapés. C’est une demande qui émane des entreprises et qui ouvre cette économie Uber à des personnes en situation de handicap. La deuxième c’est que les périodes de mise en situation professionnelle sont reconnues comme pouvant être comptabilisées dans la DOETH au titre des stages en entreprise. Même si ces périodes ne sont pas rémunérées. Enfin les stages tels que ceux de 3eme, parcours de découverte ou d’observation de l’entreprise peuvent être pris en compte au titre des stages dans la DOETH.
Aujourd’hui, nous devons mener une large réflexion avec l’ensemble des acteurs nationaux et régionaux car ce sont sur les territoires que les politiques sont les plus efficaces pour lutter contre les discriminations, renforcer la formation des moins qualifiés et être imaginatifs pour faire face à la raréfaction des fonds du FIPHFP et de l’Agefiph, dont le budget d’intervention dépasse dorénavant les recettes. Il faut faire évoluer la loi et se reposer globalement la question de l’obligation d’emploi. Le dernier Comité interministériel sur le handicap a fait ressortir des idées telles la réforme du financement de l’Agefiph et du FIPHFP qui nécessite une réflexion de fond sur le modèle actuel. Il est temps d’aller vers une société vraiment ouverte et inclusive. L’autre réflexion doit porter sur la formation initiale ou professionnelle, qui est rarement suivie d’une embauche pour les personnes handicapées. On ne peut pas créer de l’espoir et s’arrêter au milieu du chemin, humainement c’est intenable et économiquement c’est un gâchis énorme.
Photo : Gérard Lefranc, responsable de la mission handicap de Thales.