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Charles Gardou : Ses 4 propositions aux Pouvoirs Publics

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Dans son tout dernier livre, à plusieurs voix[1], Charles Gardou, professeur à l’Université Lyon 2 et chargé d’enseignement à l’Institut de Sciences Politiques de Paris, montre que nous manquons d’un projet de production et de diffusion de savoirs dans le domaine du handicap. « Cette carence contribue, écrit-il, à fausser la lecture et la prise en compte de  cette réalité humaine ». Il réunit donc des savoirs issus des sciences biomédicales, humaines et sociales comme des sciences de l’ingénieur, de l’information et de la communication, afin de les mettre au service des pratiques. Son ouvrage, qui invite à une responsabilité effective, à la fois scientifique, éducative, sociale, politique et morale, s’accompagne de 4 propositions aux Pouvoirs Publics. Il souhaite les voir largement partagées et ouvertes au débat. Ainsi, après leur présentation lors d’une séance du Conseil économique, social et environnemental national, il en fait part aux lecteurs de notre magazine. Extraits…

 

1.     Un serment éthique pour un engagement de tous les acteurs éducatifs 

« Chaque savoir établi sur le handicap trouve dans l’éducation la voie privilégiée de sa réalisation. En atteignant très tôt un enfant par son intelligence et par l’expérience du côtoiement de ceux qu’il juge de prime abord étranges, on prévient les dérèglements de ses représentations, de ses comportements et, plus tard, de ses pratiques. Parce qu’elle permet de vaincre les obscurités tenaces, l’éducation marche de pair avec le déploiement de la pensée et l’évolution de la société.

L’autonomie de pensée et d’action que l’enfant acquiert par son éducation lui permet d’échapper aux préjugés sur le handicap. Elle l’élève en humanité, pour en faire l’acteur de sa propre histoire et de l’histoire collective. Elle l’amène à prendre conscience que « faire société », c’est composer avec ce qu’il y a de singulier et de fragile en soi et chez les autres.

L’éducation est, par essence, politique. Sans cet étayage, l’enfant risque de demeurer dans une acceptation passive de la mise à l’écart des « non conformes à la norme ». Faute de promouvoir son aptitude à saisir le monde tel qu’il peut être vécu par ses pairs en situation de handicap, ils resteront pour lui irréels. Sans cette capacité empathique, il appréhendera difficilement leur expérience avec un corps ou un esprit rebelle et leur désir de s’échapper de la prison des préjugés. Devenu adulte, il les percevra comme des personnes-problèmes, des « différents », des intrus, des pages vides, où il n’y a que manque et absence, ou bien comme des héros simplement utiles pour donner quelques « leçons de vie». Il les imaginera voués à des lieux réservés, hors de la vraie vie, faite pour les autres.

Une éducation, laissant ainsi les enfants se réfugier dans des ignorances ou les idées reçues, ne répondrait  pas à son devoir d’humanisation. Plus : elle alimenterait une handiphobie. Car comment transformer les mentalités des adultes face au handicap si, enfants, leur éducation les a tenus éloignés de cette réalité humaine, la rendant étrangère à leurs yeux ? Si leur éducation ne leur a pas donné à comprendre ces visages de l’humain ?

Aucune société ne progresse en humanité sans très tôt apprendre à ses membres qu’il y a autant de grandeur à vivre avec un corps ou un esprit marqué par une blessure que préservé de cette fragilité surajoutée.

Il importe de redonner à l’éducation toute sa profondeur existentielle et sa valeur éthique, mais cela exige des acteurs éducatifs conscients de cette nécessité.

A cette fin, nous proposons de concevoir une organisation qui signifie clairement l’engagement du système éducatif et de l’ensemble de ses membres. Elle veillerait au respect des exigences professionnelles et déontologiques, traduites par un serment éthique. A l’instar de celui d’Hippocrate, principe de base de la déontologie médicale, ce serment engagerait tout acteur éducatif à prendre en compte la question du handicap dans l’ordinaire de son exercice professionnel, à apporter une égale attention à tous les enfants, en situation de handicap ou non.  

 

2.    Une obligation formative pour une évolution des cultures professionnelles

 

Cet engagement ritualisé des acteurs éducatifs se conjuguerait avec une stratégie volontariste de formation, qui dépasse les seuls métiers de l’éducation et du handicap, tel l’enseignement spécialisé ou le travail social. Nul domaine professionnel ne peut y faire exception : pas davantage le soin, la justice, le tourisme et les loisirs, le cadre bâti, l’aménagement et l’urbanisme, les transports, l’entreprise que les médias et le monde politique. En tout secteur, les réponses à apporter au handicap sollicitent des savoirs et des compétences avérées.

La formation, initiale et continue, constitue l’outil de cohérence d’une politique d’adaptation de la société, la pierre angulaire d’une culture inclusive. Elle catalyse et modifie en profondeur les cultures professionnelles. Elle permet d’épurer le regard porté sur le handicap et de situer cette question là où elle doit être : dans tout quotidien professionnel. Croire pouvoir s’en passer est une erreur lourde de conséquences. Une telle carence entretient les ignorances et prédispose aux conformismes.

Mais les réticences de certains professionnels cachent aussi une certaine suspicion à l’égard de ce qui représenterait une charge pénible : ils ne vont pas, disent-ils couramment, « se prendre la tête » avec les « grandes idées » qui entourent ce thème, d’autant que les apprentissages tirés de l’expérience leur paraissent suffire. Aussi sont-ils encore nombreux à méconnaître les nouveaux points d’ancrage des savoirs et à recourir à d’anciens « logiciels ».

De manière générale, on s’en tient à des actions de sensibilisation, d’information et à des dispositifs de formation continue, soumis le plus souvent aux aléas budgétaires et à la bonne volonté des éventuels participants. On ne distingue d’ailleurs guère sensibilisation, information et formation.

Or, comment agir sur les subcultures professionnelles sans leur offrir une formation, tant initiale que continue ? Peut-on attendre qu’elles s’ouvrent à cette problématique, sans les doter des moyens nécessaires en édictant une obligation formative ?

Aussi suggérons-nous la création d’un Groupe national Savoirs, Formation et Handicap, dont la mission serait de procéder au recensement des pratiques de formation existantes, des conditions qui les favorisent ou les entravent (organisation institutionnelle, modalités réglementaires, spécificités professionnelles…) et d’évaluer leur adéquation ou leur désajustement. Partant, il aurait à inventorier les besoins par champ professionnel, afin de définir une matrice formative, composée d’un tronc commun interprofessionnel et d’arborescences par branches d’activités, professions et métiers.

 

3.    Des entretiens scientifiques pour une actualisation des savoirs

 

Il y a simultanément nécessité d’un réel investissement des Universités, des organismes ou centres de recherche, bien au-delà des lieux de recherche médicale. Comment nourrir l’éducation, la formation par de nouveaux savoirs sans octroyer une place significative à la problématique du handicap dans le champ scientifique ? Les universitaires, qui constituent une sorte d’autorité indépendante reposant sur ce que l’on appelle les libertés académiques, ont à exercer un magistère intellectuel.

Cela étant, faudrait-il créer pour autant des Départements de sciences du handicap, sur le modèle des disability studies, expression anglo-saxonne sans équivalent en français, qui, dans certains pays, constituent un champ scientifique, avec un statut autonome ? Ne risquerait-on pas de renforcer la particularisation et de perdre en dialogue et en interaction avec les autres disciplines ? Ce point soulève des questions, suscite des argumentations et contre-argumentations.

En tout état de cause, nous manquons d’un grand rendez-vous scientifique régulier, à portée nationale et internationale, pour nourrir la construction du savoir, conçue comme un processus collectif et ouvert. La communication des connaissances produites n’est-elle pas l’une des tâches essentielles du scientifique ? Sans cette circulation, de l’énergie inutile se perd, des erreurs se renouvellent.

Aussi pensons-nous pertinent d’instaurer des Entretiens sur le handicap, à l’instar de ceux de Bichat en médecine, pour faire un point régulier sur les grandes avancées des savoirs et des pratiques en ce domaine. En suscitant des échanges entre les champs disciplinaires, ils permettraient d’assurer une impulsion scientifique ; de confronter les travaux et recherches ; d’interroger les concepts, contextes, pratiques, dispositifs, politiques ou innovations et de les mutualiser ; de diffuser des savoirs actualisés.

 

  1. 4.   Un Haut Conseil National de la Politique du Handicap pour une action cohérente et pérenne 

 

Tandis qu’en d’autres domaines elle est accélérée, la pensée semble retardée dans le champ du handicap. Elle parvient difficilement à s’affranchir des idées de centre et de périphérie, d’ordinaire et d’extraordinaire. Elle continue à faire du handicap une différence radicale, en versant dans une excessive particularisation.

Pourquoi n’a-t-on pas appris à penser cette question, où niche pourtant une réelle matière à intelligence ? Quelles résistances intellectuelles, culturelles ou politiques freinent ? Comment hâter le pas face à des institutions sociales qui, pour se protéger, tendent à développer des techniques d’occultation de la réalité ?

La persistance d’une défaillance de la pensée conduit à des erreurs et des impasses dans les décisions et l’action, à des aberrations parfois, alors que les personnes en situation de handicap espèrent des perspectives neuves et des réponses ajustées. Ils n’attendent pas des propositions standardisées émanant de professionnels d’organismes ou de services  « en chapeaux carrés qui réfléchissent dans des bureaux carrés ». Le défaut d’ajustement mine les désirs de réalisation de soi et de relation, les projets de la personne et son identité. Il y a des rigidités qui sont des empêchements d’exister, des archaïsmes qui consacrent l’exclusion. La vie attend d’être vécue, pas formatée. Qui ne voit les dégâts que génère le repli obsessionnel dans une pensée de système ?

Pour casser de telles logiques et accompagner une politique cohérente et pérenne, nous préconisons la mise en place d’un Haut Conseil National de la Politique du Handicap. Rassemblant en petit nombre des personnalités, en situation de handicap ou non, issues de divers champs de compétence et complétant la représentation associative du Conseil national Consultatif des Personnes Handicapées (CNCPH), il serait chargé de formuler des propositions, dans les domaines de l’autonomie et de la citoyenneté, de la santé, de l’éthique et de la déontologie, de la vie familiale, de la vie professionnelle, de la scolarisation, de la vie artistique et culturelle,  du sport et des loisirs, etc ; de veiller à une prise en compte systématique de la dimension du handicap, assortie de mesures compensatoires, dans toutes lois et politiques de droit commun, en lieu et place de textes législatifs spécifiques ; de prospecter pour de nouvelles réformes et de suggérer des actions susceptibles d’agir sur l’ensemble de la société. »


[1] Cet ouvrage, intitulé « Handicap, une encyclopédie des savoirs. Des obscurantismes à de Nouvelles Lumières », fait suite à « La société inclusive, parlons-en ! Il n’y a pas de vie minuscule », où Charles Gardou s’interroge sur les fondements et enjeux d’un modèle de société prenant en compte les diverses expressions de fragilité humaine.

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