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Trafic d’inffluences

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Le colloque « L’art et la norme » est intervenu dans le cadre d’un événement européen regroupant quatre villes d’Europe : Séville, Liège, Istanbul et Paris. Cette manifestation , appelée en France TRAFIC D’INFLUENCES s’est construite autour d’un concept original réunissant des poètes, des artistes et des compagnies de danse, de théâtre, d’arts plastiques. Certaines se classent parmi les démarches artistiques régulièrement reconnues et appartiennent aux réseaux culturels traditionnels ; d’autres sont reconnues comme irréguliers, en situation de handicap mental ou psychique.

 

Deux éléments-clés les réunissent :

 

• Une commune sensibilité aux marginalités, quel qu’en soit le champ, depuis des formes de création atypiques, des différences culturelles liées à la géographie et à l’histoire des peuples jusqu’à l’émigration ou au handicap.

• Une envie de mixité sociale et de partage autour de projets où se rencontrent des artistes venus de pays et d’horizons différents, du conservatoire ou de l’école des Beaux Arts jusqu’à l’hôpital psychiatrique. Ces mises en commun révèlent des continuités et des ruptures insoupçonnées qui bouleversent nos catégories esthétiques et nos clichés sociaux préétablis.

 

Dans ce cadre, le colloque permettait de faire le point sur les évolutions actuelles, les changements dans la perception du handicap, son rapport à la norme et à la culture. Voici quelques morceaux choisis :

 

Roland Gori : Il y a une évolution récente : on va passer de la notion d’anormalité à celle de la différence. Ce changement entraîne deux conséquences. Premièrement, cette médicalisation des différences entraîne une plus grande tolérance sociale.. Mais en même temps le paradoxe est que les différences sont de plus en plus traquées. Ce ne sont plus les différences monstrueuses au sens étymologique du terme : qui se montre, qui se voit. Ce sont de plus en plus les petites différences. Quand je parle de la traque des « dys » (les dysthymiques, les dysérectiles, les dysphoriques, les dyslexiques, les dysorthographiques, les dyscalculiques…), cela veut dire que chacun d’entre nous est potentiellement porteur de différences qui peuvent être confondues avec le champ du pathologique.

La question de l’anomalie, c’est important. Souvent on confond l’anomalie avec ce qui n’est pas lié à la loi, c’est un lapsus linguistique, parce que « anomalia » cela veut simplement dire ce qui est irrégulier. On dit d’un terrain qu’il n’est pas plat, il est anomal, rugueux, il est irrégulier.

Le risque aujourd’hui c’est de raboter les anomalies, c’est-à-dire de raboter ce qui fait la singularité de chacun en l’introduisant dans un réseau de production de conformités. C’est l’enjeu majeur à mon avis ; comment promouvoir le respect social des différences mais en tant qu’éloge de la singularité et non pas les insérer dans des réseaux de conformisation des conduites. Il faut savoir que le dispositif normatif lorsqu’il est établi au nom de la légitimité d’ «une religion de la science » comme disait le philosophe Ernest Renan, à partir de ce moment là on ne peut plus le discuter politiquement. Lorsqu’on vous dit « on ne peut pas faire autrement, c’est scientifique », ou « c’est économique » ; on est dans quelque chose où la police des normes vient en lieu et place du débat politique.

 

Olivier Couder : La condition des personnes en situation de handicap dans nos sociétés contemporaine me semble marquée par le concept de liminalité développée par le sociologue Alain Blanc. La caractéristique principale de la liminalité serait de maintenir la population handicapée dans un entre deux, entre un dénigrement systématique collectivement refusé et une reconnaissance avérée mais de faible portée. Les personnes handicapées seraient ainsi victimes d’une double contrainte en situation de réclusion liminale, dans un entre deux définitif, jamais incluses mais jamais tout à fait dehors, sur le pas de la porte. Cette importance accordée à la liminalité nous amène à changer de paradigme symbolique. Durant très longtemps nos sociétés ont été dominées par le paradigme de la monstruosité et de sa réparation (Gwynplaine, le héros de « L’homme qui rit » de Victor Hogo, le film « Freaks » de Tod Browning, les gueules cassées de la grande guerre mises en exergue par les tableaux d’Otto Dix) a dominé les siècles passés. À la monstruosité, la société oppose la réparation obligatoire par la rectitude corporelle. La société s’est alors définie comme un ordre du redressement des âmes et des corps (maison de redressement, Machines à redresser les corps inventées, entre autres par le père du président Schreber, « tiens toi droit » érigé en règle du savoir-vivre, prothèses pour redresser le corps). On voit bien combien cet ordre du redressement s’oppose à la claudication du boiteux, quelque chose d’ondulatoire, d’aléatoire, de douteux, qui est une provocation à l’ordre social.

Ce paradigme s’estompe peu à peu et cède la place à celui de la déficience et de la compensation qui s’accommode mieux avec la liminalité. Cette notion d’égalité des chances et de droit à la compensation ne déroge pas à la règle de la liminalité et comporte une amélioration sensible et réelle des conditions de vie des personnes en situation de handicap. Elle me semble être aussi un très grand piège symbolique, une fermeture au moins aussi excluante que celui de la réparation.

 

Nicolas Roméas : Ce que nous essayons de montrer et de partager publiquement avec la revue Cassandre depuis 1995, c’est que l’art n’est pas séparé de la société. C’est qu’il est vraiment un des outils de la collectivité, un des outils pour se construire en tant qu’être humain chargé de mémoire, de passé, d’aspirations communes, de réflexions et d’émotions partagées et de le faire collectivement. A partir de cette manière de regarder l’art, on ne peut pas séparer les choses. Par exemple on ne peut pas parler de théâtre social, ou thérapeutique, ou politique.

En découvrant il y déjà longtemps le travail d’Olivier Couder avec le Théâtre du Cristal, de Bruno Boussagol avec Brut de Béton, mais aussi le travail d’action culturelle de Madeleine Abassade à l’Hôpital de la Verrière, nous nous sommes aperçus qu’ici, dans l’Europe contemporaine c’est probablement dans ces lieux qu’on aurait tendance à appeler « les lieux de la difficulté» que cette fonction est là; c’est-à-dire cette fonction qui est à la fois politique, thérapeutique, sociale et de reconstruction de l’art. C’est dans ces «lieux de la difficulté» que cette fonction on la retrouve de façon extrêmement forte. Parce qu’on ne peut pas dans ces lieux là se contenter de cette étiquette de divertissement, ou d’objet de contemplation qui ne serait proposé qu’à notre admiration.

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